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lundi 18 juillet 2022

Que signifie le plongeon de l’euro ?

« Durant l’été 2001, ma femme et moi avons fait un tour en Bourgogne. Nous avons aimé le paysage, le vin, la nourriture (sauf l’andouillette, beurk !) et les prix. Le récent euro était à un faible niveau, pesant moins de 90 centimes de dollar et tout en France nous semblait bon marché. L’euro n’est pas resté faible. Son taux de change vis-à-vis du dollar a fluctué au cours du temps, parfois allant jusqu’à 1,60 dollar, mais il n’est presque jamais revenu à proximité de la valeur symbolique d’un dollar. Jusqu’à présent.

GRAPHIQUE 1 Taux de change de l'euro vis-à-vis du dollar

FRED__taux_de_change_euro_dollar_juillet_2022.png
source : FRED

A l’instant où j’écris ceci, l’euro et le dollar sont à la même parité. C’est en soi symbolique : cela ne fait pas de différence qu’un euro vaille 1,01 dollar ou 0,99 dollar. Ce qui est important est la saisissante glissade de la valeur de l’euro. Que se passe-t-il ? Et pourquoi cela est important ?

Un déclin de l’euro vis-à-vis du dollar peut rendre les exportations européennes plus attrayantes aux acheteurs en-dehors de la zone euro, mais cela alimente une inflation européenne déjà élevée en augmentant les prix en euros des biens que la zone euro importe, des céréales aux produits industriels.

La plupart des analyses modernes des taux de change s’appuient sur un article classique, "Expectations and exchange rate dynamics", écrit par feu Rudiger Dornbusch, économiste au MIT, qui a eu une énorme et salutaire influence dans le domaine ; j’ai affirmé qu’il avait sauvé la macroéconomie internationale. Dornbusch estime que les taux de change sont déterminés à long terme par les fondamentaux, c’est-à-dire en l’occurrence que la valeur de la devise d’une économie tend à aller au niveau auquel son industrie est compétitive sur les marchés mondiaux.

Mais la politique monétaire peut éloigner temporairement une devise de sa valeur de long terme. Supposons que la Réserve fédérale relève ses taux d’intérêt tandis que sa consœur la Banque Centrale Européenne ne le fait pas. La hausse des rendements sur les actifs en dollar va attirer des capitaux aux Etats-Unis, poussant la valeur du dollar à la hausse. Cependant, les investisseurs financiers vont normalement s’attendre à ce que la valeur du dollar finisse par revenir à sa valeur de long terme, si bien que les rendements plus élevés sur les actifs en dollar seront compensés par les pertes en capital attendus de la baisse future du dollar. Et ces pertes seront d’autant plus importantes que le dollar ira haut. Le taux de change du dollar vis-à-vis de l’euro augmente donc seulement au niveau auquel les pertes en capital attendues compensent juste la différence de rendements entre les obligations en dollar et les obligations en euro.

A première vue, cela semble bien expliquer les événements récents. La Fed a relevé son taux directeur (le taux d’intérêt de court terme qu’elle contrôle) à plusieurs reprises cette année, mais pas la BCE (bien que la BCE ait indiqué qu’elle projetait une modeste hausse la semaine prochaine). Et il y a des raisons à cette divergence entre les politiques monétaires. Bien que l’inflation européenne soit comparable à l’inflation américaine, plusieurs économistes affirment qu’elle est moins fondamentale, conduite par des chocs temporaires plutôt que par une économie en surchauffe, donc qu’il y a moins besoin d’un resserrement monétaire dans la zone euro.

Mais plus je me penche sur cette question, plus je suis convaincu que ce n’est avant tout pas une question de taux d’intérêt. Il y a, selon moi, des causes plus profondes derrière la chute de l’euro. On sait qu’une faible devise n’est pas forcément le symptôme d’une économie affaiblie. Mais, dans le cas qui nous intéresse, le faible euro reflète probablement des faiblesses économiques réelles, en particulier le mauvais pari que l’Europe et en particulier l’Allemagne ont fait en se rendant dépendants de la raison des autocrates.

Commençons avec des taux directeurs. Oui, ils ont divergé. Mais ils l’ont déjà fait par le passé. De 2016 à 2019, la Fed a davantage relevé ses taux qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent cette année, craignant (à tort, comme nous le montrèrent les événements ultérieurs) que l’économie était en surchauffe, tandis que la BCE ne les relevait pas. Pourtant, il n’y a pas eu quelque chose s’apparentant au récent plongeon de l’euro.

GRAPHIQUE 2 Principal taux directeur de la BCE et de la Réserve fédérale

FRED__BCE_Fed_taux_directeur_juillet_2022.png
source : FRED

En outre, les taux d’intérêt de court terme contrôlés par les banques centrales ne sont seulement qu’indirectement pertinents pour la plupart des choses qui importent pour l’économie réelle, des choses comme les logements, l’investissement des entreprises et le taux de change. Les taux d’intérêt qui importent pour de telles choses sont généralement les taux de plus long terme, par exemple ceux sur les obligations à dix ans, et ces taux dépendant davantage des anticipations à propos de la politique monétaire future de la Fed ou de la BCE que de ce qu’elles font à présent.

(...) Alors que la BCE n’en a pas fait autant que la Fed pour l’instant, les taux d’intérêt de long terme ont autant augmenté en Europe qu’aux Etats-Unis. Voici une comparaison des taux sur les obligations à dix ans en Allemagne et aux Etats-Unis pour décembre 2021 et aujourd’hui (oui, les taux allemands étaient négatifs ; c’est une tout autre histoire).

GRAPHIQUE 3 Taux d'intérêt à dix ans en Allemagne et aux Etats-Unis (en %)

Krugman__taux_d__interet_a_dix_ans_Allemagne_Etats-Unis.png

Des deux côtés de l’Atlantique, les taux d’intérêt ont augmenté d’environ 1,5 point de pourcentage. En effet, bien que la BCE ait été lente à agir, les investisseurs financiers semblent croire qu’elle va finir par fortement resserrer sa politique monétaire. Peut-être parce que l’Europe, plus que les Etats-Unis, semble vulnérable à une spirale prix-salaires, dans laquelle la hausse des prix pousse les salaires à la hausse, ce qui alimente en retour la hausse des prix, et ainsi de suite. C’est en partie parce qu’en Europe les syndicats restent puissants : ces derniers peuvent demander une hausse des salaires pour compenser la hausse du coût de la vie. C’est en partie parce que l’impact inflationniste de la hausse des prix de l’énergie a été bien plus élevé en Europe qu’aux Etats-Unis, essentiellement en raison de la dépendance du continent au gaz naturel russe.

Ce qui m’amène à ce que je soupçonne être la raison centrale du plongeon de l’euro : non pas les taux d’intérêt, mais une majeure révision à la baisse des estimations de la compétitivité européenne par les investisseurs financiers et donc de ce qu’ils pensent être la valeur soutenable à long terme de la devise européenne.

C’est un peu simplifié, mais pas au point de s’éloigner de la vérité, de dire qu’au cours des deux dernières décennies l’Europe (en particulier l’Allemagne, le cœur de l’économie du continent) a essayé de fonder sa prospérité sur deux piliers : le gaz naturel bon marché provenant de Russie et, dans une moindre mesure, sur les exportations de biens manufacturés à destination de la Chine. L’un de ces piliers s’est complètement écroulé, en raison de l’invasion de l’Ukraine menée par Vladimir Poutine. L’autre pilier s’effrite, dans la mesure où l’économie chinoise vacille, en partie en raison des politiques erratiques qui ont été adoptées contre la propagation de l’épidémie de Covid-19, mais aussi dans la mesure où les violations des droits humains par la Chine font qu’il est de plus en plus toxique de faire affaires avec son régime. Donc, l’Europe a un problème et le faible euro peut être un symptôme de ce problème.

Maintenant, l’économie européenne n’est pas sur le point de tomber dans l’abîme. Nous parlons d’économies incroyablement sophistiquées, compétentes qui sont technologiquement au même niveau que les Etats-Unis. Avec le temps, elles devraient être capables de trouver une façon de faire sans le gaz russe et de réduire leur dépendance vis-à-vis des marchés chinois.

Mais pour l’instant, elles sont piégées dans une mauvaise situation, en grande partie parce que leurs dirigeants politiques (en particulier en Allemagne) ont refusé de prendre conscience que le problème avec les régimes autocratiques n’est pas juste qu’ils font des choses horribles, c’est qu’ils ne sont pas dignes de confiance. L’Europe paye à présent le prix pour cet aveuglement volontaire et le faible euro est un symptôme de ce prix. »

Paul Krugman, « The meaning of the plunging euro », 15 juillet 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Quels sont les effets d’une dépréciation de l’euro ? »

samedi 16 avril 2022

Pourquoi le dollar domine

« Le dollar américain est-il sur le point de perdre le rôle singulièrement dominant qu’il joue dans le système financier mondial ? Je n’ai cessé d'entendre des gens se poser cette question tout au long de ma carrière professionnelle. Sérieusement : j’ai publié mon premier article sur le sujet en 1980. Beaucoup de choses ont changé dans le monde depuis que je l’ai écrit, notamment la création de l’euro et l’essor de la Chine. Pourtant la réponse reste la même : probablement pas. Pour différentes raisons (la fragmentation politique en Europe, le caprice autocratique en Chine), ni l’euro, ni le yuan ne sont une alternative plausible au dollar. Même si la domination du dollar s’érode, cela n’aura pas beaucoup d’importance.

Qu’entend-on par domination du dollar ? Les économistes assignent traditionnellement trois rôles à la monnaie. C’est un intermédiaire des échanges : je ne vais pas faire des conférences d’économie pour payer mes achats dans les épiceries, par contre je vais être payé en dollars pour mes conférences et je vais utiliser ces dollars pour acheter de la nourriture. C’est une réserve de valeur : je vais garder des dollars dans mon portefeuille et sur mon compte en banque. Et c’est une unité de compte : les salaires sont fixés en dollars, les prix dans fixés en dollars, les remboursements de dette sont spécifiés en dollars.

Plusieurs devises peuvent jouer ces rôles dans les affaires domestiques. Le dollar est spécial parce qu’il joue un rôle disproportionné dans les transactions internationales. C’est l'intermédiaire des échanges parmi les devises : quelqu’un qui désire convertir des bolivianos boliviens contre des ringgits malaisiens va vendre des bolivianos pour obtenir des dollars, dollars qu’il utilisera ensuite pour acheter des ringgits. C’est une réserve de valeur mondiale : beaucoup de gens autour du monde détiennent des comptes en banque libellés en dollar. Et c’est une unité de compte internationale : le prix de plusieurs biens faits en-dehors des Etats-Unis est libellé en dollars ; plusieurs obligations internationales promettent un remboursement en dollars.

Comment peut-on expliquer que cette domination se maintienne alors même que l’économie américaine n’a plus la place qu’elle détenait au cours des deux décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ? La réponse est qu’il y a des boucles rétroactives qui se renforcent mutuellement et qui font que les gens utilisent le dollar parce que d’autres gens utilisent le dollar.

Dans mon vieil article de 1980, je m’étais focalisé sur la taille et la densité des marchés. Il y a bien plus de gens voulant échanger des bolivianos ou des ringgits pour des dollars qu’il n’y a de gens voulant échanger des bolivianos pour des ringgits, donc il est bien plus facile et moins cher de faire des transactions bolivianos-ringgits indirectement, en utilisant le dollar comme "véhicule" que d’essayer de faire des transactions directement. Mais toutes ces transactions indirectes rendent les marchés du dollar encore plus gros, renforçant l’avantage de la devise.

Gita Gopinath, la première directrice générale adjointe du FMI, et Jeremy Stein, un professeur d’économie à Harvard, ont décrit une autre boucle rétroactive impliquant la fixation des prix. Parce que plusieurs biens sont vendus à des prix fixés en dollars, les actifs en dollars ont un pouvoir d’achat relativement prévisible ; cela renforce la demande pour ces actifs, ce qui rend moins coûteux d’emprunter en dollars que dans d’autres devises. Et un emprunt en dollars bon marché incite les entreprises à limiter leurs risques en fixant leurs prix en dollars, renforçant l’avantage du dollar.

Donc qu’est-ce qui pourrait déloger le dollar de sa position spéciale ? Il n’y a pas très longtemps l’euro semblait constituer une alternative plausible : l’économie de la zone euro est énorme, tout comme ses marchés financiers. Par conséquent, beaucoup de gens en-dehors de la zone euro détiennent des actifs libellés en euros et, lorsqu’ils vendent en Europe, ils fixent des prix en euros. Mais l’un des avantages qui restent pour les Etats-Unis est la taille de ses marchés obligataires et la liquidité (la facilité pour acheter ou vendre) que ces marchés fournissent. Jusqu’à sa crise de la dette souveraine en 2010, l’Europe semblait avoir un marché obligataire aussi large, puisque les obligations en euros émises par différents gouvernements semblaient interchangeables et toutes avaient le même taux d’intérêt. Depuis lors, cependant, les craintes d’un défaut souverain ont entraîné une divergence des rendements :

GRAPHIQUE 1 Taux d'intérêt sur les obligations publiques à dix ans de l'Allemagne et de l'Italie (en %)

Paul_Krugman__taux_d__interet_obligations_publiques_Allemagne_Italie.png

source : FRED (2022)

Cela signifie qu’il n’y a pas de marché obligataire en euros : il y a un marché allemand, un marché italien et ainsi de suite et aucun d’entre eux n’est de la même taille que le marché américain.

Que dire à propos de la Chine ? La Chine est un grand acteur dans le commerce international, si bien que vous pourriez penser que beaucoup de gens aimeraient détenir beaucoup d’actifs en yuans. Mais c’est aussi une autocratie avec une propension à des politiques erratiques (notamment comme on l’a vu récemment avec son rejet des vaccins occidentaux contre la Covid-19 et son adhésion persistante à une stratégie insoutenable de confinements désastreux). Qui veut exposer sa richesse aux coups de tête d’un dictateur ?

Et oui, les Etats-Unis ont d’une certaine façon transformé le dollar en arme contre Vladimir Poutine, mais ce n’est pas le genre d’action que nous nous attendons à voir devenir habituelle.

En conséquence, la domination du dollar semble encore assurée, à moins que les Etats-Unis finissent par être gouvernés par un autocratique erratique, ce qui, je le crains, est une possibilité réelle dans un avenir assez proche.

Mais il y a tout du même une chose : même si j’ai tort et que le dollar perd sa domination, cela ne ferait guère de différence. Qu’est-ce que les Etats-Unis gagnent du rôle spécial du dollar après tout ? J’ai souvent lu que la capacité des Etats-Unis à refiler de nouveaux dollars au reste du monde lui permettait de générer des déficits commerciaux persistants. Tournons-nous vers l’Australie :

GRAPHIQUE 2 Solde du compte courant des Etats-Unis et de l'Australie (en % du PIB)

Paul_Krugman__solde_compte_courant_Etats-Unis_Australie.png

Les Etats-Unis peuvent être capables d’emprunter à des coûts plus faibles, grâce au rôle spécial du dollar et nous obtenons ce qui représente un prêt à intérêts nuls de tous les gens détenant du dollar (essentiellement des billets de 100 dollars) en-dehors du pays. Mais ce sont des avantages négligeables pour une économie représentant 24.000 milliards de dollars.

Donc la domination mondiale du dollar est sur le point d’être remise en cause ? Probablement pas. Et la vérité est que cela n’importe pas vraiment. »

Paul Krugman, « Why the dollar dominates », 15 avril 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« La discrète érosion de la suprématie du dollar »

« Pourquoi l’euro ne fait-il pas le poids ? »

samedi 12 mars 2022

Comment le choc Poutine pourrait affecter l’économie mondiale

« Quand Vladimir Poutine a commencé à envahir l’Ukraine, je pense qu’il est juste de dire que la plupart des observateurs s’attendaient à ce qu’il s’en tire. Les imposantes forces armées russes prendraient Kiev et d’autres grandes villes en quelques jours ; l’Occident répondrait avec sa timidité habituelle, ne donnant à la Russie qu’une petite tape sur les doigts.

Ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, 13 jours après le début de l’assaut, avec Kiev et Kharkiv tenant encore et les forces russes faisant face à une forte résistance ukrainienne (aidée par un afflux rapide d’armes occidentales) et à de désastreux problèmes logistiques. En parallèle, les sanctions occidentales exercent clairement déjà de sévères effets sur l’économie russe et peuvent encore s’aggraver. Bien évidemment, tout cela peut changer : les forces russes peuvent se regrouper et reprendre l’offensive ; les faibles gouvernements occidentaux peuvent commencer à retirer les sanctions. Pour l’instant, cependant, Poutine fait face à des conséquences bien pires qu’il ne pouvait s’imaginer.

Malheureusement, résister à l’agression a un prix. Les événements en Ukraine et en Russie vont en particulier entraîner de sérieux coûts pour l’économie mondiale. La question est de savoir à quel point ils seront sérieux. Ma conviction est que ce sera mauvais, mais pas catastrophique. En l’occurrence, le choc Poutine a peu de chances d’être aussi mauvais que les chocs pétroliers qui déstabilisèrent l’économie mondiale dans les années 1970.

Comme dans les années 1970, le coup infligé à l’économie mondiale vient des prix des matières premières. La Russie est une grande exportatrice de pétrole et de gaz naturel ; la Russie et l’Ukraine sont (ou étaient) toutes deux de grandes exportatrices de blé. Donc la guerre a un gros impact sur les prix de l’énergie et des produits alimentaires.

Commençons avec l’énergie. Jusqu’à présent, les sanctions appliquées par l’Europe à la Russie ne s’appliquent pas aux exportations russes de pétrole et de gaz ; les Etats-Unis bannissent les importations de pétrole en provenance de Russie, mais cela n’importe pas beaucoup, parce que les Américains peuvent acheter du pétrole ailleurs et que la Russie peut en vendre ailleurs. Les marchés réagissent néanmoins comme si l’offre de pétrole allait être perturbée, soit par des sanctions futures, soit parce que les compagnies énergétiques mondiales, craignant un contrecoup de la part du public, sont en train de "s’auto-sanctionner" pour leurs achats de pétrole brut russe. En effet, Shell, qui a acheté du pétrole russe au rabais il y a quelques jours s’est excusée et a indiqué qu’elle ne le referait pas. Dans tous les cas, le prix du pétrole réel (c’est-à-dire ajusté de l’inflation) a presque rejoint le niveau qu’il avait atteint durant la Révolution iranienne en 1979 :

GRAPHIQUE 1 Prix réels du pétrole aux Etats-Unis (en indices, base 100 en janvier 2022)

Krugman_FRED_prix_reels_du_petrole_aux_Etats-Unis.png

Pour être honnête, je suis un peu intrigué par l’ampleur de cette hausse du prix. Oui, la Russie est une grande exportatrice de pétrole, mais elle représente seulement 11 % de la production mondial, alors que les producteurs du Golfe persique extrayaient un tiers du pétrole mondial dans les années 1970 :

GRAPHIQUE 2 Production de pétrole (en milliers de milliards de kWh)

Krugman__production_petrole_mondiale_Russie_Golfe_persique.png

Et la Russie va probablement trouver des façons de vendre une part significative de son pétrole malgré les sanctions occidentales. En outre, l’économie mondiale est bien moins dépendante du pétrole qu’elle n’a pu l’être par le passé. L’intensité en pétrole, c’est-à-dire le nombre de barils de pétrole consommés par dollar réel de PIB, est moitié moindre ce qu’elle était dans les années 1970 :

GRAPHIQUE 3 Intensité en pétrole mondiale : nombre de barils de pétrole pour 1.000 dollars de PIB (aux prix de 2015)

Krugman__intensite_en_petrole_du_PIB_mondial.png

Que dire à propos du gaz naturel ? L’Europe dépend beaucoup de la Russie pour se fournir en gaz. Mais la consommation de gaz est fortement saisonnière :

GRAPHIQUE 4 Consommation de gaz de l’UE (en milliards de mètres cubes)

Krugman__consommation_Europe_gaz.png

Donc, l’impact de la perturbation russe ne sera pas aussi fort tout au long de l’année, mais espérons que l’Europe prenne des mesures pour se rendre moins vulnérable.

Globalement, la crise énergétique provoquée par Poutine sera sérieuse, mais probablement pas catastrophique. Ma plus grande inquiétude pour les Etats-Unis, du moins, est politique. Vous pourriez penser que les Républicains ne peuvent pas à la fois demander à ce que les Etats-Unis cessent d’acheter du pétrole russe et attaquer le Président Biden pour les prix élevés de l’essence. (…) Pourtant, c’est précisément ce qui se passe.

La politique de côté, l’alimentation pourrait poser un plus gros problème que l’énergie. Avant la guerre de Poutine, la Russie et l’Ukraine représentaient, ensemble, plus du quart des exportations mondiales de blé. Maintenant, la Russie est sanctionnée et l’Ukraine est une zone de guerre. Chose peu surprenante, les prix du blé ont explosé, en passant de moins de 8 dollars le boisseau avant que la Russe ne commence à masser ses forces autour de l’Ukraine à 13 dollars à présent. Dans les régions riches comme l’Amérique du Nord et l’Europe, cette hausse des prix va être douloureuse, mais pour l’essentiel tolérable, simplement parce que les consommateurs des pays développés dépensent une part relativement faible de leur revenu dans l’alimentation. Pour les pays plus pauvres, où l’alimentation représente une large fraction du budget des familles, le choc sera bien plus sévère.

Enfin, quel sera l’impact de la guerre en Ukraine sur la politique économique ? L’explosion des prix du pétrole et des produits alimentaires va accroître le taux d’inflation, qui était déjà inconfortablement élevé. Est-ce que la Réserve fédérale va réagir en relevant ses taux d’intérêt, ce qui pèserait sur la croissance économique ? Probablement pas. La Fed se focalise depuis longtemps non pas sur l’inflation globale, mais sur l’inflation "sous-jacente", qui exclut les prix alimentaires et énergétiques, très volatiles, une focalisation qui s’est révélée opportune par le passé. Donc, le choc Poutine est exactement le genre d’événement que la Fed ignore normalement. Et c’est ce que les marchés financiers semblent croire : leurs anticipations des taux directeurs de la Fed au cours des prochains mois ne semblent pas du tout avoir été révisées.

Globalement, le choc russe touchant l’économie mondiale sera désagréable, mais probablement pas horrible. Si Poutine imagine qu’il peut prendre le monde en otage, eh bien, c’est probablement un autre mauvais calcul de sa part. »

Paul Krugman, « How the Putin shock might affect the world economy », 8 mars 2022. Traduit par Martin Anota



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« Le lien entre prix du pétrole et croissance mondiale : les temps ont-ils changé ? »

« Quarante ans de fluctuations du prix du pétrole »

samedi 15 janvier 2022

L’économie française s’est bien rétablie de la Covid

« Hier, j’ai évoqué le surprenant succès des Etats-Unis pour limiter les dommages économiques de la pandémie de Covid-19. Par rapport à ce que l’on s’attendait et à notre gestion de la crise financière de 2008, nous nous en sommes remarquablement bien tirés. Mais d’autres pays s’en sont également bien tirés, dans certains cas et dans une certaine mesure mieux. En fait, parmi les grands pays développés, la grande vedette de l’ère pandémique est, sans doute, la France.

La France ? Aussi longtemps que je m’en souvienne, la couverture médiatique de l’économie française aux Etats-Unis a été constamment négative. (…) Dans les années 1990, on nous disait que la France était culturellement trop stagnante pour se maintenir avec la technologie moderne ; un article de 1997 était intitulé "Pourquoi les Français détestent internet". (La France a actuellement une meilleure pénétration du haut débit que les Etats-Unis.) Durant la crise de l’euro entre 2010 et 2013, j’ai régulièrement entendu certains affirmer que la France était la prochaine à rejoindre les économies en difficulté du sud de la zone euro ; "la France est en chute libre" avait affirmé un rédacteur dans la revue Fortune.

Les données n’ont jamais soutenu ce négativisme. Ce qui se passe vraiment, je pense, c’est que les discours dans les milieux d’affaires aux Etats-Unis sont fortement façonnés par l’idéologie conservatrice et, aux yeux de celle-ci, la France, avec ses énormes dépenses sociales, sa fiscalité élevée et sa réglementation économique, ne pouvait être qu’un cas désespéré. (…)

En fait, l’économie française a continué d’avancer. Certes, le PIB par tête est environ un quart plus faible en France qu’aux Etats-Unis. Mais cela reflète principalement une combinaison de retraites précoces et, surtout, d’une plus courte durée du travail, parce que les Français, contrairement aux Américains, prennent des vacances. Autrement dit, ce moindre PIB par tête reflète principalement un choix plutôt qu’un problème. Et alors que les Français travaillent moins que les Américains, ils sont davantage susceptibles que ces derniers de travailler aux âges intermédiaires. (…)

Et c’est du côté de l’emploi à l’âge intermédiaire que la France a particulièrement bien réussi pendant la pandémie. Beaucoup d’économistes utilisent le pourcentage d’adultes employés entre 25 à 54 ans pour jauger des conditions sur le marché du travail. Ce ratio a plongé aux Etats-Unis durant le pire de la récession pandémique ; il a depuis fortement rebondi, mais il reste toujours en-deçà des niveaux prépandémiques, même si d’autres indicateurs suggèrent un marché du travail sous tension, l’une des divergences dont les économistes parlent lorsqu’ils évoquent une Grande Démission (Great Resignation) des travailleurs, qui ne veulent ou ne peuvent retourner dans la vie active. La France, par contre, a non seulement réussi à éviter un fort plongeon de l’emploi, mais elle a aussi réussi à dépasser son niveau prépandémique :

GRAPHIQUE 1 Taux d'emploi des 25-54 ans (en %)

Paul_Krugman__France_Etats_Unis_taux_d__emploi_25_54_ans.png

Comment y est-elle parvenue ? Quand la pandémie a forcé les économies à adopter un confinement temporaire, les pays européens, notamment la France et les Etats-Unis prirent des routes divergentes en ce qui concerne le soutien du revenu des travailleurs. Les Etats-Unis ont amélioré les allocations chômage ; la France a offert des subventions aux employeurs pour maintenir les travailleurs en chômage technique sur la liste de paie. Aujourd’hui, la solution européenne apparaît comme meilleure, parce qu’elle a maintenu le lien des travailleurs à leurs employeurs et parce qu’elle a facilité leur retour lorsque les vaccins ont été mis à la disposition de la population.

Oh, et même si les Français ont également leurs antivaxx, ces derniers n’ont pas autant d’écho politique que leurs homologues américains, donc la France a su mieux vacciner :

GRAPHIQUE 2 Part de la population pleinement vaccinée contre la Covid-19 (en %)

Krugman__France_Etats_Unis_part_population_vaccinee_Covid-19.png

La France a aussi un système de garde d’enfants universel, qui rouvrit relativement vite pendant la pandémie, tout comme les écoles, permettant aux parents, en particulier aux mères, de retourner travailler. Je ne veux pas romancer l’économie ou la société française, qui ont toutes les deux beaucoup de problèmes. Et les progressistes qui aiment s’imaginer que nous pouvons neutraliser la colère de la classe laborieuse blanche aux Etats-Unis en relevant les salaires et en étendant le filet de sécurité sociale devraient savoir que la France, dont les politiques sont à gauche de leurs rêves les plus fous, a son propre mouvement nationaliste blanc, quoique moins puissant que le nôtre.

Pourtant, à un instant où les Républicains qualifient de "socialisme" destructeur tout effort visant à rendre les Etats-Unis moins inégaux, il est intéressant de noter que l’économie française (qui n’est pas socialiste, mais se rapproche davantage du socialisme que tout ce que proposent les démocrates) se porte relativement bien. »

Paul Krugman, « France’s economy is having a good pandemic », 14 janvier 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La France gère mieux la crise économique que les Etats-Unis »

« Les marchés du travail face à la pandémie : la grande divergence »

lundi 9 août 2021

Ce que la production de vaccins nous dit à propos du commerce international

« Pour beaucoup d’entre nous, Chad Bown du Peterson Institute for International Economics (un think tank spécialisé dans l’économie internationale) est devenu l’homme à suivre pour comprendre les développements actuels à propos de la politique commerciale. Ses travaux retraçant l’évolution de la guerre commerciale de Donald Trump sont inestimables.

Il vient de publier une nouvelle étude très instructive, coécrite avec Thomas Bollyky sur la chaîne d’approvisionnement des vaccins. Je ne mentirai pas : il y a beaucoup de détails et l’article est assez complexe. Mais il est en l’occurrence rempli de détails utiles et il nous dit certaines choses intéressantes à propos du commerce mondial au vingt-et-unième siècle. Une chose qui a particulièrement attiré mon attention (ce n’est probablement pas la chose la plus importante, mais elle porte sur un thème qui m’est particulièrement cher) est que l’histoire de la production mondiale de vaccins démontre que la nouvelle théorie du commerce ou, comme certains l’appellent désormais, l’"ancienne nouvelle théorie du commerce", reste pertinente. (…)

La production de ces vaccins est évidemment un processus compliqué, impliquant des établissements situés en différents lieux, impliquant probablement beaucoup de transferts transfrontaliers de composants de vaccin. Dans le cas de Pfizer, tous ces établissements se situent aux Etats-Unis et en Europe occidentale, ce qui est typique des entreprises pharmaceutiques, bien que d’autres compagnies aient des établissements au Brésil et en Inde. En quoi les chaînes de production des vaccins collent-elles à la théorie du commerce international ?

Si vous avez suivi des cours d’économie, vous avez probablement entendu parler de la théorie de l’avantage comparatif, selon laquelle les pays commercent entre eux pour tirer profit de leurs différences. L’exemple originel, tiré de l’économiste du début du dix-neuvième siècle David Ricardo, devenu un classique, évoquait l’échange de draps anglais contre le vin portugais. La théorie de l’avantage comparatif est puissante, éclairante, en particulier parce qu’elle montre pourquoi les pays exportent des biens (…) même s’ils sont moins productifs dans ces secteurs que les autres pays. Le Bangladesh est une nation à faible productivité (bien qu’il se soit amélioré), mais son désavantage en termes de productivité est moins prononcé dans le textile que dans d’autres secteurs, donc il est devenu un grand exportateur de vêtements.

Dans les années 1960 et 1970, cependant, des économistes commencèrent à suggérer que l’avantage comparatif n’expliquait pas tout. Le commerce mondial a crû au cours du temps, mais l’essentiel de sa croissance impliquait les échanges entre des pays qui ne semblaient pas très différents les uns des autres, par exemple entre les Etats-Unis et le Canada ou entre les pays d’Europe occidentale. De plus, ce que ces pays échangeaient était assez similaire : il y avait beaucoup de commerce "intra-branche" comme les échanges à grande échelle de voitures entre Etats-Unis et Canada.

Que s’est-il passé ? Certains économistes avaient noté depuis longtemps que l’avantage comparatif n’était pas la seule raison possible pour expliquer le commerce international. Les pays peuvent aussi commercer entre eux parce que la production de certains biens implique des rendements croissants ; il y a des avantages à produire à grande échelle, ce qui crée des incitations à concentrer la production dans quelques pays et à exporter ces biens à d’autres pays. Le commerce automobile entre les Etats-Unis et le Canada en constitue un exemple classique : après que ces pays aient établi un accord de libre-échange pour les voitures en 1965, les constructeurs automobiles d’Amérique du nord ont atteint des économies d’échelle en limitant l’éventail de choses produites au Canada, en exportant ces biens et en important d’autres produits des Etats-Unis. Mais si le commerce reflétait les rendements croissants plutôt que les caractéristiques des pays, quels pays finiraient par produire quels biens ? Cela peut être largement aléatoire, le résultat des accidents de l’histoire.

Il y a cependant eu très peu de littérature économique à propos du commerce à rendements croissants jusqu’à la fin des années 1970. Les économistes n’aiment pas parler à propos de choses qu’ils trouvent difficile à modéliser et les modèles du commerce avec rendements croissants étaient confus. Finalement, certains économistes finirent par trouver des façons intelligentes d’éclairer les choses, comme avec cet article publié dans l’American Economic Review.

L’histoire a un certain sens de l’humour. Les économistes venaient à peine de proposer des modèles géniaux pour le commerce entre pays similaire, s’expliquant par les économies d’échelle, que l’économie mondiale abandonna ce genre de commerce pour un commerce entre pays différents, s’expliquant par des choses comme les amples différences en termes de salaires. Le commerce mondial explosa du milieu des années 1980 à environ 2008, un processus parfois qualifié d’hypermondialisation.

GRAPHIQUE Commerce de marchandises (en % du PIB mondial)

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Alors que la croissance du commerce dans les années 1960 et 1970 impliquait pour l’essentiel des pays développés se vendant des choses les uns aux autres, l’hypermondialisation impliqua un essor des exportations de biens manufacturés provenant de pays en développement à faibles salaires. Donc, nous avions une nouvelle théorie du commerce international, mais ce dernier se retrouva mieux expliqué par la vielle théorie du commerce.

GRAPHIQUE Exportations de produits manufacturés en provenance de pays en développement (en % du PIB mondial)

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Donc, qu’est-ce que tout cela a à voir avec les chaînes d’approvisionnement des vaccins ? Eh bien, comme je l’ai déjà noté, les composants des vaccins sont principalement fournis par les pays développés, des pays qui sont très similaires en termes de niveau d’éducation, de niveau global de compétences technologiques, etc. Donc pourquoi chaque pays développé ne produit-il pas l’ensemble des intrants liés au vaccin ? Voici ce que disent Bown et Bollyky :

"Le modèle d’affaires vers lequel l’essentiel de l’industrie pharmaceutique s’est orienté au cours des 25 dernières années impliquait la fragmentation. Comme les droits de douane et les autres barrières ont chuté au niveau mondial, les technologies d’information et de communication se sont développées, l’efficacité du transport et de la logistique augmenta et la protection des droits de propriété intellectuelle se renforça régulièrement. Le fait que le commerce puisse jouer un plus grand rôle dans la distribution mondiale des produits pharmaceutiques signifiait que les compagnies pouvaient opérer avec moins d’usines mais à une plus grande échelle."

Tiens, mais c’est la nouvelle théorie du commerce à l’œuvre ! Et il semble qu’il y ait eu beaucoup de contingence historique aléatoire dans la détermination des rôles nationaux dans la structure des spécialisations. L’Europe était initialement très dépendante des exportations de lipides de la Grande-Bretagne, mais je doute qu’il y ait quelque chose à propos de la culture britannique qui rende ce pays très bon dans les lipides. C’est juste l’un de ces accidents qui jouent un grand rôle dans la géographie économique.

Y a-t-il une morale à cette histoire ? Il y a eu beaucoup de contrecoups à la mondialisation au cours de la dernière décennie, un contrecoup en partie justifié : les avocats des accords de libre-échange ont exagéré leurs bénéfices et sous-estimé les perturbations qu’ils peuvent susciter. Mais le cas de la production de vaccins illustre un aspect positif de la mondialisation que nous avons tendance à oublier. Ces miracles que sont les vaccins sont des produits incroyablement complexes, si bien qu’il aurait été difficile de les développer et fabriquer dans un unique pays, même un pays aussi grand que les Etats-Unis. Un marché mondial a permis de fournir tous les intrants spécialisés qui ont été nécessaires pour sauver des milliers de vie à l’instant précis où vous lisez ceci. »

Paul Krugman, « What vaccine supply tells us about international trade », 6 août 2021. Traduit par Martin Anota

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